L’industrie de la Défense est une industrie particulièrement innovante. Les règles qui régissent cette industrie sont spécifiques et les besoins d’innovation visent à répondre aux besoins actuels mais d’anticiper les besoins futurs. Au centre de l’innovation de défense, le rôle des données est essentiel.
Ce mois-ci, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Denis Gardin, Directeur de l’Innovation et des Technologies futures chez MBDA Systems.
Denis Gardin – L’innovation dans le domaine de la Défense a des particularités propres à son secteur.
Tout d’abord, nous travaillons généralement sur des temps longs (parfois supérieurs à 10 ans) pour sortir un nouveau produit pour des clients. Les Ministères des Armées des pays avec lesquels nous travaillons achètent des capacités militaires dans lesquelles la partie « matériel » n’est qu’une partie d’un ensemble qui inclue également la doctrine d’emploi, la logistique, la maintenance, la formation… L’innovation de défense doit s’inscrire dans ce contexte.
Ensuite, dans l’industrie de la Défense, les produits sont souvent créés pour les besoins d’un seul ou plusieurs client spécifiques qui financent la Recherche et le Développement. Ces clients de « lancement » sont souverains ont leurs propres besoins et cahiers des charges qui ne sont pas nécessairement ceux de l’ensemble des autres clients potentiels. Nous faisons tout ce qui est possible pour construire des coopérations internationales pour faire converger les besoins par rapport à de nouveaux produits.
Nous opérons donc dans un environnement « sous contrainte » car on est très dépendant de ces clients de lancement, et l’innovation produit y est très encadrée par les règles de sécurité liée à la Défense et parfois limitée par des contraintes budgétaires et opérationnelle. Toutefois, la performance des produits est un élément-clé de l’innovation de Défense car nos clients cherchent à acquérir un avantage opérationnel sur ses potentiels adversaires. Cela créé un fort appétit général pour les dernières innovations technologiques, qui est un véritable moteur pour toute l’industrie. L’accès aux technologies critiques et donc l’indépendance vis-à-vis de pays tiers est un autre élément-clé.
Une fois le produit développé, se pose la question de l’exportation et de la vente de ce produit à l’international. À ce stade, on se retrouve en concurrence avec l’ensemble des industriels de défense mondiaux, et donc parfois en concurrence avec des solutions moins élaborées mais à coût plus faible. De plus, comme les développements de produits sont longs, on peut se retrouver à proposer un produit un peu en décalage avec les offres du marché au moment où il est disponible. Tout l’enjeu est donc de trouver le juste équilibre entre le développement de produits performants, élaborés et innovants et les proposer à des coûts concurrentiels sur le marché international.
Car chaque défense de chaque pays a ses propres contraintes, ses propres budgets et le marché à l’exportation est un véritable enjeu pour nous.
Enfin, les enjeux de sûreté et de sécurité sont centraux dans l’innovation de Défense. Cela impose des contraintes fortes, notamment en période de paix.
Cette innovation de défense se fait donc aujourd’hui dans un contexte où :
Denis Gardin – L’un des nouveaux enjeux concerne la gestion de la multitude d’informations pour créer des systèmes complexes : accès aux technologies disponibles dans le monde civil, gestion des savoirs en interne, gestion des compétences, modélisation et simulations des systèmes pour développer les meilleurs produits et arbitrer les meilleures contraintes, gérer les « jumeaux numériques » et la configuration des produits de bout-en-bout, c’est-à-dire en assurant la continuité numérique des processus de développement, de production et de vie des produits.
Un deuxième enjeu concerne la gestion des données des produits en cours de vie pour optimiser leurs opérations, leur stockage, leur durée de vie et leur maintenance.
Et pour cela, nous manquons cruellement de données ! Nous ne disposons pas des informations nécessaires au cycle de vie des produits une fois qu’ils sont chez le client.
Prenons un exemple. Lorsque nous vendons un missile, on garantit une durée de vie de 10 ans, qui est calculée selon des études physiques et des hypothèses extrêmes sur leurs conditions de stockage. Mais un missile qui est armé sur un avion n’a pas les mêmes conditions de vie que lorsqu’il est stocké, notamment en ce qui concerne la gestion des impacts de températures et de vibrations. Les problématiques de maintenance pourraient être améliorées par la prise en compte de la vie réelle du missile. Aujourd’hui, nous disposons peu de ces informations
Les données, l’Intelligence Artificielle permettent de simplifier les opérations de développement de l’innovation de Défense : identifier de nouveaux matériaux grâce à l’IA, définir de nouveaux profils aérodynamiques, interroger des bases de brevets pour trouver des solutions à des problèmes, détecter des signaux faibles dans un environnement…
L’exploitation des données et l’usage de technologies comme le Machine Learning trouvent bon nombre d’applications dans la mise en place de projets d’innovation dans la Défense.
Comme nous l’avons vu plus haut, dans la défense, il y a à la fois multitude et pénurie de données. Dans le cas des données opérationnelles, nous sommes parfois confrontés à des difficultés de développement car nous manquons d’accès à ces données, compte tenu de la confidentialité des données et de leur gestion dans des environnements ultra-sécurisés.
Comment peut-on entrainer un missile à reconnaître une cible lorsque l’on ne sait pas à quoi ressemble véritablement la cible ? Les clients ne veulent pas partager leurs informations opérationnelles et il nous faut recueillir ces informations auprès de militaires dont c’est le métier, mais ce n’est pas une tâche aisée.
Il est donc extrêmement complexe pour nous d’obtenir des informations sur l’environnement dans lequel vont opérer les armements par exemple, ou encore des données classifiées, ce qui limite la capacité à manipuler ces données dans des data centers publics qui permettraient de bénéficier d’infrastructures à la demande.
Nous contournons donc ce problème en générant des données utiles pour entrainer des modèles via des opérations de « simulations réalistes ». Mais ce n’est pas simple pour autant puisque cela engendre des questions de fiabilité et de sûreté de fonctionnement ou d’éthique car il faut pouvoir démontrer la pertinence des algorithmes créés à partir de ces données simulées.
Ces particularités représentent un défi pour l’innovation dans la Défense autour des données et nous imposent d’être à la pointe scientifique et technique dans les disciplines de sciences des données et de l’intelligence artificielle de confiance pour offrir des solutions sûres et testées.
Concernant les données classifiées, les contraintes pour la gestion des données sont liées au niveau de classification de ces données, au sens de la sécurité nationale. En fonction du niveau de classification, les données ne peuvent être manipulées sur des infrastructures informatiques de niveau de sécurité au minimum égal au niveau de classification des données les plus sensibles utilisées dans le traitement. Cela limite la manipulation et l’intervention de tiers non habilités.
Et donc, comment faire ?
Il faudrait pouvoir créer des Clouds qui fonctionnent à des niveaux d’habilitation élevés, mais là encore, il y a un décalage avec ce qui est aujourd’hui possible dans le civil, compte tenu du statut particulier de ces données.
Cela étant, il existe des solutions. Par exemple, des ingénieurs travaillent sur des chiffrements homomorphes qui permettent de manipuler de la donnée sans jamais la voir. Il y a également la question des infrastructures pour faire circuler les données, mais en France, nous n’avons encore pas de cloud Secret Défense, et ce n’est pas dans la culture de la défense de travailler en réseau. On a plutôt tendance à ségréguer énormément nos données en les gardant dans un seul lieu physique, sécurisé et déconnecté du reste du monde par une cage de Faradet !
Je ne suis pas un expert de la qualité des données. Toutefois, en tant qu’expert dans le développement de projets innovants, je pense que l’on peut traiter l’amélioration de la qualité des données comme l’on traiterait un projet innovant.
L’approche du sujet de Data Quality comme un sujet d’innovation permettra de bien cibler les données, de mettre en place les organisations de gouvernance et d’infrastructures en embarquant les ressources en interne.
Il faudra donc également s’entourer de personnes compétentes dans chacun des sujets identifiés pour améliorer la qualité des données, démontrer la valeur de la Data Quality et le « Technology Readyness Level » afin d’embarquer toutes les équipes derrière ce projet. Comme dans tout projet technologique, l’acculturation des équipes aux enjeux de la qualité des données est un axe majeur.
Pour cela, la première étape consiste à démontrer la « Preuve de valeur ».
Commençons par identifier les données stratégiques, celles qui méritent qu’on investisse dans leur qualité. Dans les organisations, on peut classer les données selon leur utilité et commencer par se concentrer sur les données à forte valeur. Celles-ci permettront de démontrer l’intérêt et la valeur business du projet car personne n’investit dans la qualité des données si personne ne sait à quoi cela sert ou quelle valeur cela peut rapporter.
La valeur et les données identifiées permettront de mettre en place le bon plan d’action. Il est essentiel, en parallèle à des études exploratoires visant à valoriser le potentiel de ces données, de mettre en place une organisation et des moyens informatiques permettant la bonne gouvernance de ces données afin de définir les règles de gestion, de mise à disposition de ces données avec un niveau de qualité et de sécurité qui correspond aux besoins identifiés et aux niveaux de confidentialité des données.
Une fois qu’on a réussi à démontrer la valeur, qu’on sait où sont stockées ces données et que les responsables sont identifiés, on passe à la démonstration du passage à l’échelle. Cela permet d’identifier tous les facteurs à prendre en compte pour le passage à l’échelle, tant en termes de disponibilité des données, que de qualité de l’infrastructure.
Enfin, on passe à la mise en production, en déployant le système en réalité.
Le vrai sujet portera sur un principe-clé d’innovation : comment transformer une idée en valeur et donc comment créer de la valeur à partir de la Data. Les données sont une ressource, un ingrédient nécessaire à la génération de nouvelles capacités. C’est en les valorisant qu’elles deviendront importantes dans l’organisation et mériteront que l’on investisse du temps et des compétences sur elles, à tous les niveaux de l’organisation.
Denis Gardin est directeur de l’innovation et des technologies futures, où il anime les activités de facilitation de l’innovation, l’innovation ouverte, l’intrapreneuriat, le Corporate Venture Capital et la gestion propriété intellectuelle.
Après un début dans l’administration au Ministère de l’Economie, il a occupé divers postes au sein d’Airbus dans les domaines de la R&D et l’innovation, de la cybersécurité et la conception de systèmes complexes. Il participé au lancement et dirigé des entreprises innovantes au sein d’Airbus.
Il est diplômé de l’ENS de Paris, du Corps de Mines, et d’un PhD de Berkeley en Physico-Chimie des surfaces.